Brevet sur gène natif - Un pas de plus vers la brevetabilité du vivant
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Au sein de l’Union européenne le dépôt de brevets sur des variétés végétales ou sur des races animales est formellement prohibé. Il était donc, jusqu’à peu, impossible de breveter le vivant. Toutefois, les dernières décisions prises par la Grande Chambre de Recours de l’Office Européen des Brevets, en date du 25 mars 2015, risquent fort de changer la donne.
« Une matière biologique isolée de son environnement naturel ou produite à l’aide d’un procédé technique peut être l’objet d’une invention, même lorsqu’elle préexistait à l’état naturel »[1]
C’est l’interprétation de cet article qui a rendu possible le contournement de l’interdiction européenne de poser des brevets sur des variétés.[2] En effet, en mars 2015, l’OEB (Office Européen des Brevets) a octroyé à Plant Bioscience deux brevets pour la découverte de caractères présents chez certains types de brocolis et de tomates. Le premier concerne l’augmentation, chez certains brocolis, de la concentration en glucosinolates,[3] métabolites aux effets anticancerigènes ; le second confère à la tomate Lycopersicon esculentum une capacité naturelle à la déshydratation sans pour autant qu'elle ne souffre de quelque altération microbienne que ce soit. Comme ces phénotypes découlent de l’expression de génomes végétaux, les deux brevets accordés à Plant Bioscience concernent donc, indirectement, les gènes qui en sont responsables.
Une protection qui transcende les variétés
Légalement, il est possible de se voir octroyer un brevet pour la découverte de la corrélation entre un gène et un caractère découlant de son expression. Un tel brevet s’appliquera alors à l’ensemble des organismes faisant partie de la même espèce et exprimant ce caractère d’intérêt. C'est là que se trouve la subtilité : ce type de brevet ne concerne en aucun cas la plante en elle-même, seul le caractère exprimé se retrouve protégé. Ni la plante ni son génome ne sont directement impliqués, encore moins la variété. La législation européenne est donc respectée.
En accord avec cette législation, et si la pratique venait à se généraliser, un agriculteur souhaitant semer des variétés présentant un caractère protégé par un brevet devra préalablement -et généralement contre rémunération- obtenir un accord auprès de la société détentrice de ladite patente. Dans le cas présent, tout agriculteur désirant cultiver des brocolis ou des tomates exprimant l’un des deux caractères brevetés devra en référer à Plant Bioscience et, théoriquement, leur payer une redevance.
Les gènes responsables de ce type de caractères brevetables font partie intégrante du patrimoine génétique des espèces qui leurs sont associées. Ils présentent de fortes chances de se trouver dans le génome d'autres variétés que celles chez lesquelles ils ont été originellement identifiés. Par conséquent cette méthode va bien au-delà qu’un « bête » dépôt de brevet sur une variété bien précise (type de dépôt prohibé par l'Union européenne). En usant de cet artifice il devient possible de « posséder » un droit sur tous les organismes d'une même espèce pourvu que ceux ci expriment un caractère breveté. Transcendant les variétés, cette méthode ouvre donc, aux firmes les plus fortunées, la voie de la privatisation du vivant.
Entrave à l’agriculture et à la recherche
L’acceptation de ce système présenterait, à court terme comme à long terme, de nombreuses complications. Dans un premier temps, contrairement à la législation actuelle, ce type de fonctionnement risque de compliquer l’accès du monde de la recherche aux ressources génétiques protégées par de tels brevets.[4] En outre, procéder à une rétribution systématique des détenteurs de brevets augmenterait considérablement les coûts de la recherche ainsi que leur lourdeur administrative. Chaque laboratoire devrait se doter de juristes et d’avocats afin d’être capable de savoir quelles ressources sont sous protection d’un brevet et sous quelles conditions ils seraient autorisés à les utiliser dans le cadre de leurs expériences.
Il en est de même pour les agriculteurs qui devraient eux aussi rétribuer les organismes détenteurs de brevets pour avoir le droit de semer leurs cultures… paysans qui n’ont généralement pas les ressources pour engager des avocats ou des juristes, sans même parler de la charge financière que représenterait le fait de devoir s’acquitter de tels droits. De plus, les techniques de génotypage étant coûteuses, il est permis de douter de la capacité du monde agricole à procéder à des séquençages génomiques préventifs et systématiques afin de vérifier qu'aucun des végétaux cultivés dans leurs exploitations ne contienne de gènes sous protection d’un brevet.[5]
Paradoxes et complications
Quelle que soit l’espèce, le génome d’un organisme végétal ne se réduit pas à une vingtaine de gènes. Il en compte des dizaines de millier.[6] Par conséquent un même organisme pourrait être concerné par autant de brevets qu’il possède de gènes ou de caractères… soit plus de 35 000 brevets pour la tomate ! De plus, un même gène pouvant influer sur plusieurs phénotypes, sur plusieurs caractères, il pourrait donc théoriquement être concerné par plusieurs brevets différents.
Prenons un exemple : les laboratoires de ma société semencière mettent à jour le lien existant entre un gène présent chez la blette cultivée et la synthèse d’une molécule aux propriétés antihémorroïdes. Ma société dépose donc une demande de brevet auprès de l’OEB, qui décide de l’entériner (le cas des brocolis et de la tomate ayant fait jurisprudence). Tout agriculteur souhaitant planter des blettes contenant ce même gène, et exprimant le caractère protégé, devra alors payer une redevance à ma société afin d’avoir légalement le droit de cultiver ces variétés. C’est ce que l’on nomme « brevet sur gêne natif », soit le fait de privatiser quelque chose originellement présent dans la nature. De plus, si l’on découvrait que ce même gène influait aussi sur la couleur des blettes, alors il serait possible qu’une seconde firme pose un brevet dessus, lié cette fois ci à sa seconde propriété. L’agriculteur « blettophile » se trouverait ainsi dans l’obligation de payer des redevances aux deux sociétés détentrices des brevets.
Qui d’autre que de grandes firmes pourrait se payer le luxe de vérifications systématiques par séquençage ? Accepter qu’il soit possible d’entériner ce type de brevets entraînerait alors un quasi-monopole des entreprises les plus puissantes au détriment des plus modestes, des petits producteurs et du monde de la recherche.
Clarifier la position de l'Union européenne
Signe qu’un bras de fer se joue dès à présent dans les hautes sphères du milieu : les seuls organismes cités dans le rapport de l’OEB comme s’opposant à Plant Bioscience sur ce dossier sont Syngenta et Limagrain, deux géants de l’industrie semencière. Bien que l’Union européenne émette des réticences à s’attaquer à ce sujet, il est clair que la bataille pour la privatisation du vivant est d’ores et déjà commencée (l’OEB fait état depuis plusieurs années de plus d’un millier de demandes de dépôt de brevets sur des organismes vivants). Une bataille engagée sans laisser place ni aux débats démocratiques ni même aux pouvoirs publics… et encore moins aux agriculteurs, premiers concernés par le sujet.
Sachant que l’agriculture doit nourrir plus de 7 milliards d’individus tout en répondant aux impératifs des changements globaux et de l’érosion de la biodiversité, ces brevets représentent une véritable entrave pour le monde paysan ainsi que pour la recherche agronomique. Jusque-là seuls le HCB (Haut Conseil en Biotechnologie) et le Réseau Semences Paysannes condamnent les décisions prises par l’OEB. En raison de l’importance des enjeux, il serait judicieux que les instances de l’Union européenne se penchent rapidement sur le sujet afin d’éviter que ce jugement ne fasse jurisprudence pour le futur. Il est d’ailleurs permis de se demander si la décision d’octroyer ces deux brevets à Plant Bioscience ne pourrait pas être un appel du pied de l’OEB au parlement européen afin que celui-ci clarifie, une bonne fois pour toute, la position de l’Europe sur la question.
Bien que ce ne soit pas à l’Office des brevets de décider de la législation à appliquer dans l’Union européenne,[7] le risque que cette affaire fasse jurisprudence pour le futur est important. Il est donc urgent que le parlement s’empare du sujet car la question de la privatisation du vivant est, par la force des choses, plus que jamais d’actualité.
Pour aller plus loin :
- L'article de TV5 Monde sur le sujet : Europe : Les multinationales peuvent désormais breveter le vivant.
[1]
Article 3.2 de la directive européenne 98/44 sur la brevetabilité.
[2]
L'article 53.b de la Convention sur le brevets européen (ou convention de Munich) précise que font exception à la brevetabilité « les variétés végétales ou les races animales ainsi que les procédés essentiellement biologiques d'obtention de végétaux ou d'animaux ».
[3]
Les glucosinolates sont des métabolites secondaires synthétisés en de grandes proportions chez les brassicaceae, famille végétale comprenant les brocolis, les radis ou encore la moutarde. Les glucosinolates confèrent à ces plantes leur amertume caractéristique ainsi que leur coté épicé.
[4]
Dans le cadre de brevets, le règlement européen prévoit une exemption pour le monde de la recherche, mais, à ce jour, seuls l’Allemagne et la France mettent cette dérogation en application.
[5]
Bien que ce soit aux vendeurs de semences d’effectuer cette vérification en premier lieu.
[6]
A titre d’exemple le génome de la tomate cultivée (Solanum lycopersicum) compte plus de 35 000 gènes, celui du maïs (Zea mais) plus de 50 000.
[7]
Paraphrase de la député européenne Corinne Lepage, montée au créneau peu de temps après cette prise de décision : « Ce n'est pas l'Office des Brevets qui fait la loi dans l'Union européenne ».