Les virus multipartites, ces organismes méconnus qui pourraient bousculer notre vision du monde viral
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A l'occasion d'un séminaire de virologie organisé au Pôle de Protection des Plantes (Saint Pierre, Réunion), Stéphane Blanc, virologue à l'Inra de Montpellier, s'est appliqué à présenter à ses homologues Réunionnais les derniers travaux menés par son équipe. Issue de la coopération du Cirad, de l'Inra et de Montpellier SupAgro, l'équipe VIP de Stéphane Blanc (Interactions Virus Insecte Plante) mène des recherches sur des organismes suffisamment peu connus pour ne pas bénéficier de leur propre page Wikipédia : les virus multipartites.
Lorsque l’on parle de virus, nous en visualisons les modèles génériques de la grippe, du sida ou du virus Ébola, plus récemment médiatisé. Soit des virus dont le matériel génétique est entièrement encapsidé dans une particule virale et qui doivent parasiter des cellules vivantes pour pouvoir se répliquer. Ce modèle-là correspond en réalité à deux types de virus : les virus monopartites et les virus segmentés. Tous deux sont sous la forme d’une capside protéique contenant le matériel génétique viral. Les premiers sont composés d’un brin d’ADN ou d’ARN unique et continu ; le matériel génétique des seconds est segmenté en plusieurs brins.
Les virus multipartites, des organismes méconnus
Il existe pourtant une autre catégorie de virus : les virus multipartites. Cette catégorie est très importante dans le monde végétal où ils représentent 35 à 40% des familles virales. Chez eux le matériel génétique est séparé en plusieurs brins, au même titre qu’un virus segmenté, à la différence près que chacun de ces brins dispose de sa propre capside individuelle. Nous ne savons que peu de choses sur les mécanismes qui permettent à ces virus de se reproduire et de perdurer dans l’environnement. Du reste, il est une question qui taraude les chercheurs à leur sujet : quels pourraient être les avantages évolutifs et/ou biologiques conférés par ce système multipartite ?
Une première hypothèse est qu’un virus multipartite se répliquera plus rapidement qu’un de ses homologues monopartite. En effet, un plus grand nombre de réplicases[1] pourront travailler de concert à la multiplication des différents brins génomiques. De plus les segments des multipartites étant plus courts, leur réplication se fera bien plus rapidement. La vitesse de réplication d’un multipartite est donc augmentée en raison de la segmentation de son matériel génétique et de la taille réduite des segments génomiques.
Une seconde hypothèse souligne le fait que la structure segmentée des génomes viraux multipartites favoriserait leur diversité et leur plasticité adaptative ; au même titre que la division du matériel génétique en chromosomes favorise les phénomènes de ré-appariementation et de crossing-over.
Le coût des multipartites
Toutefois, le système multipartite entraîne un fort risque de perte d’une partie de l’information génétique. Divisée et dispersée au sein de plusieurs particules virales distinctes, la probabilité qu’un brin génomique soit égaré est importante. Pour que le virus soit viable et maintienne l’intégrité de son génome, il faut qu’il soit complet et donc que toutes ses parties se retrouvent en un même endroit, théoriquement au sein d’une même cellule. Or pour que l’ensemble du matériel génétique se retrouve à l’intérieur d’une même cellule, il faudrait une infection massive. En effet, la pénétration de particules virales au sein de cellules procède d’un tirage aléatoire et, dans le cas d’un virus multipartite, chaque cellule infectée devrait contenir, in fine, au moins une copie de chacun des brins du génome viral.
Les modèles utilisés pour calculer ce risque de perte d’information génétique partent du postulat que chaque segment d’un même virus sera représenté à fréquence égale. Or en réalité rien ne démontre cela. Si la fréquence relative des segments divergeait, sortant de cet équilibre théorique, alors la probabilité de perdre de l’information génétique augmenterait considérablement, et en particulier le risque de perdre les segments les plus rares. Ce risque de perte d’information est appelé « coût des systèmes multipartites ».
Les recherches menées par Stéphane Blanc et son équipe avaient donc pour objectif d'établir une vérification expérimentale de la fréquence des différents segments chez le Faba bean becrotic stunt virus[2]. A l'issue de ces travaux, ils mirent en évidence le fait que, chez un même virus multipartite, chacun des segments ne se trouve pas représenté selon les mêmes proportions. Plus surprenant encore : les fréquences de ces segments génomiques tendaient à se stabiliser vers un ratio particulier assimilable à une « formule génomique ».
Résumons : , quelles que soient les conditions initiales d’infection, pour un même virus multipartite, le nombre de copies de chaque segment diffère et on retrouve systématiquement une tendance à la stabilisation de ces fréquences vers une valeur « formule » spécifique au virus.
Plasticité adaptative et épigénétique
En outre, il s’avère que lorsque le virus change d’environnement, passant d’une plante à un puceron par exemple, on voit s’opérer un changement dans les paramètres de la formule. Soit, selon l’organisme hôte la fréquence des segments, et donc des gènes, diffère.
Au sein du puceron, vecteur indispensable au virus, la formule se met à changer - au même titre qu’elle change en passant d’une espèce de plante hôte à une autre - impactant probablement la pathogénicité du virus. De fait, contrairement aux plantes, les pucerons ne semblent pas souffrir de l’infection. Selon la formule, un virus pourrait être virulent à l’encontre d’un hôte particulier et en dormance chez un autre.
Cette variabilité dans la fréquence des segments d’ADN ou d’ARN viral représente une capacité adaptative indéniable pour le virus, une forme de plasticité génomique. Le nombre de copies de gènes étant régulé par l’environnement, cela présente un impact sur l’expression du génome et donc un impact phénotypique. Cette formule semble donc être un moyen pour les virus multipartites d’acquérir une certaine plasticité adaptative. Toutefois elle n’en règle pas pour autant la question problématique du « coût » à l’infection. Au contraire, elle aurait tendance à la rendre encore plus prégnante.
Jaime Iranzo et de Susana Manrubia[3], analysaient en 2012 cette question du coût à l’infection des cellules. Dans leurs travaux, les deux chercheurs basaient leurs calculs sur le postulat d’une représentation à fréquence égale des segments génomiques chez les multipartites. Ce coût, pourtant déjà considérable selon Stéphane Blanc, augmenterait de manière exponentielle dans le cas de virus multipartites dont les fréquences seraient inégales, devenant bien trop important pour être viable.
Conclusion : il est possible que notre vision du monde viral soit biaisée. Notre compréhension de ce dernier découle de connaissances acquises sur le fonctionnement des virus monopartites. Nous supposons qu’un virus, quel qu’il soit, devra nécessairement infecter une seule et même cellule au moyen de la totalité de son matériel génétique. Les travaux de Stéphane Blanc ébranlent la validité de ce cadre conceptuel que nous devrions revoir à la lumière du fonctionnement des multipartites.
Changer de cadre conceptuel
Pourquoi donc tous les segments devraient-ils forcément se retrouver dans une même cellule ? Pourquoi ne se retrouveraient-ils pas au sein d’un milieu extracellulaire, entourés des cellules dont le virus spolie le matériel enzymatique pour la réplication ? De cette manière le coût infectieux se verrait considérablement réduit. Telle est la question posée par les chercheurs qui mettent actuellement ce possible changement de paradigme à l’épreuve des faits. Des tests, dont les résultats ne sont pas encore publiés, ont pour objectif de suivre des capsides virales et leurs segments associés au sein de tissus cellulaires.
Usant de techniques de microscopie à fluorescence, les résultats préliminaires semblent en accord avec l'hypothèse d’une localisation cellulaire spécifique à chaque segment. Ceux-ci se retrouveraient isolés par unités au sein de différentes cellules, localisés en différents endroits du tissu végétal. Lorsque la prévalence d’un segment est importante au sein de la formule, il semble se retrouver produit dans un plus grand nombre de cellules, un segment dont la prévalence est plus faible serait répliqué dans un plus faible nombre de cellules. Les gènes rares n’en demeurant pas moins essentiels à la viabilité du virus, ceux-ci pourraient être tout de même être fortement exprimés mais au sein d’un moindre nombre de cellules.
Dans le cas des multipartites, l’unité spatiale de la réplication virale ne serait plus une cellule individuelle mais un groupe de cellules interconnectées au sein d’un tissu cellulaire. Chez les plantes, ces différentes cellules peuvent se trouver directement connectées, dans le cas de cellules adjacentes, ou bien connectées à distance par les vaisseaux du phloème[4].
Ce type de fonctionnement réglerait la question du coût à l’infection des cellules, problématique chez les virus multipartites. Tous les segments n’auraient plus besoin d’infecter une seule et même cellule, plusieurs d’entre elles démultipliant chacune une part du matériel génétique viral.
Des analyses doivent se poursuivre en ce sens pour vérifier la répartition des segments et leur concentration à l’intérieur des cellules ainsi que pour tenter de comprendre les mécanismes régulateurs des formules génomique dans différents environnements du virus. Bien qu’à leur balbutiement, ces recherches ouvrent de nouvelles perspectives sur le monde viral en proposant d’en élargir le cadre conceptuel.
Pour aller plus loin :
[1]
Protéines participant à la réplication du matériel génétique.
[2]
Virus multipartite composé de 8 segments circulaires d’environ 1 000 bases chacun. L'étude de la fréquence de ces segments est réalisée par PCR quantitative (Quantitative Polymerase Chain Reaction),une méthode permettant de mesurer la quantité de brins d’ADN spécifique à chaque segment dans un même échantillon.
[3]
Iranzo, J. & Manrubia, S. C. "Evolutionary dynamics of genome segmentation in multipartite viruses". Proc. Biol. Sci. 279, 3812–3819 (2012)
[4]
Tissus conducteur de sève chez les végétaux, à l’instar de nos vaisseaux sanguin. Ici on suppose qu’ils puissent servir de vecteur aux virus multipartites pour que les différents segments puissent se retrouver en un même endroit.